Table ronde – Quelle évolution des profils juridiques ?
Trois générations de professionnels du droit se côtoient aujourd’hui dans l’entreprise ou dans les cabinets d’avocats. La génération X, celle née après le baby-boom (1960-1970). La génération Y, celle de la mondialisation, née entre 1980 et 1995. Et la fameuse génération Z, née encore après, celle qui n’a jamais connu le monde sans Internet. Chacune compte des professionnels aux attentes différentes face au travail et aux objectifs de vie parfois opposés. Et là où l’on a pu croire que la génération Z s’adapterait à son cadre professionnel, la question est peut-être de savoir aujourd’hui si ce n’est pas l’inverse qui se produit. Force est en tous cas de constater une évolution des profils juridiques. Le changement de positionnement du droit au sein de l’entreprise a-t-il permis d’attirer de nouveaux profils ? La crise du Covid a-t-elle été un accélérateur du changement ? Quelles expertises ont aujourd’hui l’œil des jeunes ? Quels candidats sont désormais recherchés par les entreprises et les cabinets ?
Avec, de gauche à droite : Guillaume Vitrich, associé de White & Case, Ian De Bondt, directeur associé de Fed Légal, Louis Degos, managing partner de K&L Gates, ancien membre du Conseil de l’Ordre, ancien président de commission au Conseil National des Barreaux, Xenia Legendre, managing partner d’Hogan Lovells, Philippe Malikian, associé de Delsol Avocats, Roland Dana, associé gérant du cabinet Dana Human Capital et Renalda Harfouche, general counsel EMEA and lead attorney IP/technology, group legal, Ipsos.
La nouvelle génération de professionnels du droit
Ian De Bondt : Il me semble important de ne pas avoir une approche trop généralisante, voire stigmatisante vis-à-vis de cette « nouvelle génération ». Les attentes et les aspirations des uns et des autres sont très différentes. J’ai l’impression que chaque génération a toujours pensé que la suivante travaillait moins, était moins ambitieuse ou moins prête à faire des concessions. Tout n’est pas aussi simple et j’essaye, en tant que recruteur, ne pas tomber dans ce travers. On remarque néanmoins, en cabinet d’avocats en tout cas, un attachement à la structure moins fort chez les plus jeunes. Le collaborateur vient aujourd’hui « consommer » sa collaboration, prendre ce qu’il y a à prendre : un nom sur un CV, une rémunération attractive, une formation… Mais la projection dans la structure est bien moins forte qu’il y a quelques années. Le turn over en est d’ailleurs exacerbé. Si les « cycles » étaient encore il y a peu de trois ou quatre ans, ils sont aujourd’hui plutôt de deux ans. Les collaborateurs nous expliquent souvent qu’après deux ans dans un cabinet, ils préfèrent avoir une nouvelle expérience professionnelle pour compléter leur « employabilité ». Le focus est mis sur l’expérience, un peu comme s’ils cochaient une case, et sur cette notion d’employabilité. S’ouvrir le maximum de portes possible sans considération d’attachement et de projection dans la structure où ils évoluent.
Pour ce qui du work-life balance, c’est un sujet sur lequel on s’exprime aujourd’hui plus facilement, mais attention il y a encore beaucoup d’avocats ambitieux qui souhaitent s’investir dans ce métier et qui sont prêts à travailler nuit et jour.
Roland Dana : Tout comme les entreprises, les cabinets d’avocats se livrent une vraie lutte pour attirer, recruter et retenir les talents. La nouvelle génération d’avocats aujourd’hui, déjà/ou entrant sur le marché du travail, est particulièrement volatile. Les jeunes sont beaucoup moins fidèles à une entreprise/un cabinet d’avocats que les générations précédentes.
En dehors du souhait de découvrir de nouveaux horizons – motivation la plus souvent citée – les intentions de mobilité externe sont souvent motivées par des raisons « défensives », principalement l’absence de perspectives d’évolution et les conditions de travail trop éprouvantes. Les jeunes générations ne sont pas forcément moins carriéristes ou travailleuses… en revanche on constate qu’elles supportent mal le lien de subordination vertical. Elles ont un fort besoin de reconnaissance et de mentoring.
Philippe Malikian, associé, Delsol Avocats
Ian De Bondt : Le mentoring est un terme très adapté et, effectivement, une demande de nombreux jeunes collaborateurs. Je note d’ailleurs que l’envie de télétravail, ou d’expatriation, semble paradoxale vis-à-vis de ce besoin de mentorat. Je ne vois pas bien comment on peut être mentoré à distance dans un métier de conseil où en dehors du « jus de cerveau » que l’on a à vendre, il y a aussi toute une sensibilité et une empathie client à appréhender. Tout ceci ne s’apprend pas en visioconférence.
Des carrières de moins en moins linéaires
Philippe Malikian : Catégoriser les générations me semble, à moi aussi, un exercice très dangereux. Il ne faut pas généraliser en disant que les jeunes collaborateurs sont moins carriéristes que leurs prédécesseurs, car c’est très réducteur. Je vois cependant au moins trois types de professionnels. D’abord ceux que l’on appelle les carriéristes, qui se donnent corps et âme pour une structure. Il en existe encore bien sûr. D’autres voient leur carrière un peu différemment : ils rejoignent un cabinet pour la qualité de la formation, ils prennent ce qu’il y a à prendre, mais n’ambitionnent pas forcément d’être avocat toute leur vie. Et il n’y a pas de mal à cela. On voit enfin se développer une autre forme de carriéristes : des profils plus individualistes, très talentueux, mais davantage centrés sur leur propre évolution et le développement de leur business. Ces profils, parfois, n’arrivent pas à évoluer dans des structures où les process sont lourds et où il faut faire l’unanimité. Ils finissent bien souvent par quitter ces grandes structures, soit pour s’installer, soit pour en rejoindre de plus petites.
Louis Degos : Un sondage a été effectué auprès des élèves-avocats, il y a cinq ans, lorsque je présidais la Commission de la prospective et de l’innovation du Conseil national des barreaux. Les données recueillies sont représentatives puisque près de 2 700 étudiants nous avaient répondu sur un total d’environ 3 000. Plus de 95 % d’entre eux ont déclaré qu’ils n’exerceraient pas la profession d’avocat toute leur carrière professionnelle. C’est une grande différence avec les générations précédentes, notamment Y, qui se posaient moins de questions et exerçaient la profession à vie. Si la mobilité interne à la profession a toujours existé – les avocats changeaient de cabinet – celle-ci s’est accrue depuis quelques années. Cette étude a également démontré que seuls 5 % des élèves-avocats restant sont demeurés avec un état d’esprit « à l’ancienne », lequel est beaucoup plus adapté à la façon dont se sont construits et organisés nos cabinets. Ces élèves-avocats, ou jeunes confrères qui ont le profil de futurs associés, sont devenus des perles rares et c’est donc aujourd’hui au cabinet (mais aussi au client) de s’adapter.
Je constate par ailleurs une certaine indécision professionnelle des jeunes. Si ce terme apparaît plutôt de manière péjorative de prime abord, il doit pourtant être analysé positivement. Car c’est la stabilité qui est en effet perçue comme de l’immobilisme, donc négativement. Avant, le simple fait d’être avocat avait du sens. Aujourd’hui, les nouvelles générations ont besoin d’expérimenter, notamment en changeant de pratique au cours de leur carrière professionnelle. L’envie d’essayer ou de ne pas passer à côté de quelque chose professionnellement est prédominante et corrobore, ou parachève, des études plus longues et plus diversifiées, ce qui n’est pas nouveau mais qui a préparé à cet état d’esprit. À l’époque, il y avait moins de mobilité au sein de la profession d’avocat, ou bien très peu, et encore moins vers d’autres professions.
Car aujourd’hui, cette mobilité vaut pour toute la filière juridique où il est devenu gratifiant d’aller en entreprise, de rejoindre un cabinet ministériel ou d’être attaché parlementaire, de monter une legaltech, puis de revenir en cabinet. Pour ces jeunes, se stabiliser dans une carrière uniforme est presque dévalorisant. Il existe donc parfois une incompréhension entre les générations précédentes et les nouvelles. Certains ne comprennent pas que les jeunes ne fassent pas le choix de s’établir dans une profession pour y faire leur trou.
Roland Dana, associé gérant, cabinet Dana Human Capital
Renalda Harfouche : La carrière professionnelle des anciennes générations était linéaire. Celles-ci ne se posaient que très peu de questions quant à leur avenir. Le métier d’avocat, comme celui de médecin et de notaire, appartenait à la bourgeoisie de l’époque. Le juriste d’entreprise n’avait pas vraiment sa place. On ne parlait pas autant de ce métier dans les publications. Le choix professionnel était plus restreint. C’est sans doute pourquoi les sur-performers de la génération Z se sont essentiellement tournés vers l’avocature. Depuis, le métier de juriste d’entreprise s’est démocratisé. Même si les juristes et les avocats ont fait les mêmes études, ce sont deux métiers très différents. Les jeunes diplômés se demandent s’il ne faut pas faire un choix entre le métier de juriste d’entreprise et d’avocat, voire débuter en cabinet pour intégrer une entreprise ensuite.
Outre l’évolution du métier de juriste d’entreprise, soulignons celle des secteurs juridiques. Entre la digitalisation et la compliance, l’éventail de problématiques juridiques est assez large en entreprise. Lorsque j’ai commencé ma carrière, la place du droit dans l’entreprise était bien différente. Désormais, les métiers juridiques sont plus visibles et opérationnels, ce qui pousse les jeunes à choisir cette voie. Les mentalités ont évolué, tout comme l’éventail des métiers qui permet d’être moins sectorisé.
Des membres de mon équipe, composée principalement de professionnels appartenant à la génération Y et Z, me font souvent part de leur interrogation sur le fait de travailler jour et nuit, alors qu’ils peuvent être licenciés du jour au lendemain. Ils sont parfois marqués par le parcours de leurs parents ayant « sacrifié » leur vie à leur travail pour ensuite faire les frais des crises économiques et se retrouver à la porte. Ils sont donc en recherche d’un équilibre entre leur vie professionnelle et privée, qui est plus difficile à avoir en cabinet d’avocats. Alors que les générations précédentes sont dévouées et loyales, j’ai pu constater durant la crise sanitaire, que l’état d’esprit est différent chez les jeunes.
Roland Dana : Vous parliez de legal tech et de digitalisation. Cette réflexion sur la linéarité des carrières et des fonctions s’inscrit à mon sens dans le contexte plus global des nouvelles technologies et de l’arrivée de l’IA dans toutes nos fonctions. Les professionnels du droit de demain seront des juristes multi tasks, « augmentés ».
Le juriste doit comprendre l’environnement technologique dans lequel évolue sa fonction. En France, nous sommes extrêmement en retard, et encore plus en cabinet d’avocats qu’en entreprise. Émergent des métiers dont on perçoit à peine la création aujourd’hui. Les legal data scientists sont, par exemple, des métiers qui deviendront clés y compris dans des opérations de M&A, tant en entreprise qu’en cabinet. Les jeunes peuvent être attirés par ces nouveaux métiers dont le développement n’est qu’à ses prémices.
Guillaume Vitrich : Absolument. Les sujets de droit de la propriété intellectuelle et de protection des données personnelles sont au cœur des dossiers, notamment pour les sociétés du monde de la tech. Si, pour certains, ces compétences relevaient de cabinet de niche, le besoin est véritablement en interne car ces domaines représentent désormais des enjeux majeurs de nos opérations de M&A ou de levées de fonds. Il n’est pas rare que la propriété intellectuelle soit l’actif principal d’une opération.
La voie privilégiée de l’entrepreneuriat
Xenia Legendre : Si les carrières étaient linéaires il y a une trentaine d’années, tel n’est plus le cas aujourd’hui. Les cabinets d’avocats doivent l’acter et se poser les bonnes questions. Devons-nous recruter des associés en herbe – ces fameux 5 % – ou de la force de travail ? La motivation d’un avocat au sein d’un cabinet n’étant pas la même en fonction de son but professionnel, il est préférable de recruter le premier type de collaborateur. Ceux qui ont comme objectif d’accéder à l’association auront à la fois une mentalité d’entrepreneur, de fidélité et d’implication, doublée d’une force de travail remarquable. Recruter la deuxième catégorie d’avocats revient à les former pendant quelques années tout en sachant qu’ils partiront tôt ou tard.
Guillaume Vitrich : Nous avons beaucoup parlé des changements générationnels, notamment de la moins grande linéarité des carrières des jeunes avocats, mais le point d’entrée dans la vie professionnelle n’a pas été évoqué. Il y a une vingtaine d’années, les meilleurs profils des écoles de commerce rêvaient en majorité d’une carrière en banque ou en cabinet d’affaires. Aujourd’hui, la spécialité choisie en école de commerce par les plus ambitieux est très largement la majeure « entrepreneur ». La carrière d’avocat semble désormais moins faire rêver que celle d’entrepreneur.
Guillaume Vitrich, associé, White & Case
Ian De Bondt : Guillaume a tout à fait raison. Il faut aussi raisonner vis-à-vis de ce point d’entrée. Force est de constater que la profession d’avocat attire de moins en moins, ou perd les profils issus de ces filières entrepreneuriales d’excellence. C’est une vraie réflexion à avoir. À trop vouloir standardiser ce métier d’avocat, à le salariser de fait, le risque est d’en perdre la substance et donc les profils les plus entrepreneuriaux qui se tourneront vers d’autres parcours.
Roland Dana : Un entrepreneur, dans les faits, va faire plus qu’exercer son métier. Il va chercher à le rendre rentable, à améliorer sa productivité, à se faire connaître… Il est devenu nécessaire pour l’avocat à l’ère du tout numérique d’explorer tous les aspects annexes à sa profession : marketing et innovation, gestion financière et mesure de la performance… car « ce que l’on mesure croît ».
Certaines grandes structures investissent dans l’IA pour se développer et l’écart se creuse entre les entrepreneurs avocats qui tardent à prendre le train en marche et ceux qui sont déjà dans la course.
Louis Degos : Même s’ils souhaitent devenir des entrepreneurs, il n’est pas certain que tous ces jeunes le soient vraiment un jour. Cela relève plus de la volonté que du concret. Quand ils se lancent dans l’entreprenariat, c’est souvent parce qu’en réalité, ils ne veulent pas de hiérarchie verticale. Et on le comprend aisément, car depuis les années 1990, le management à l’horizontal a fait ses preuves. Aujourd’hui, dans les cabinets d’avocats, les associés qui pratiquent le management à l’ancienne, c’est-à-dire vertical, peinent à attirer et garder les talents. Il relève du rôle du managing partner d’essayer de sensibiliser les associés du cabinet sur ce sujet, afin qu’ils changent leur manière de manager leur équipe.
Louis Degos managing partner de K&L Gates
Guillaume Vitrich : C’est un vrai enjeu et l’horizontalité, nécessairement partielle, s’impose progressivement. Celle-ci répond d’ailleurs autant à l’attente des plus jeunes que de nos clients.
Louis Degos : Les hyper-spécialistes (par opposition aux entrepreneurs) sont surtout des avocats salariés, donc exercent majoritairement dans des cabinets de Big.
Philippe Malikian : L’entrepreneuriat est l’un des principaux concurrents des grandes structures aujourd’hui. Mais l’autre concurrent majeur est la direction juridique. Pour la catégorie des avocats qui ne sont pas entrepreneurs mais ne trouvent plus de sens à leur carrière dans un cabinet, l’entreprise est une voie royale. Les directions juridiques se sont beaucoup sophistiquées et structurées ces dernières années. Nombre d’entre elles fonctionnent comme des cabinets d’avocats, et ont fait des efforts importants sur les rémunérations pour attirer les talents. Elles offrent la mobilité, la diversification en termes de pratiques, l’expérience du terrain… Ce qu’un cabinet ne peut pas offrir.
Renalda Harfouche : Lorsque je recrute des juristes, j’aime bien qu’ils aient fait un passage en cabinet d’avocats. Pour moi, la vraie première école c’est le cabinet. On y forme mieux les jeunes qu’en entreprise. Le devoir de conseil, la rédaction des notes, la clarté dans l’écriture pour faire passer un message à quelqu’un qui ne parle pas « droit ». C’est une école incontournable. En entreprise, le juriste est pris dans une mouvance perpétuelle et n’a pas suffisamment le recul pour creuser certains points, se poser, lire de la documentation…
Louis Degos : Certains chiffres sont d’ailleurs révélateurs : cinq ans après la prestation de serment, il ne reste plus que la moitié des avocats dans la profession. L’autre moitié est « partie ailleurs ». Les statistiques de la profession ne précisent pas où, mais l’on présuppose que les entreprises en ont capté une grande partie.
L’hyperspécialisation est-elle toujours un must ?
Ian De Bondt : Hyperspécialisation je ne sais pas, mais le métier d’avocat est assurément un métier de spécialiste. Un client va voir un avocat reconnu dans un domaine très spécifique. Le reste, sa direction juridique sait le faire et c’est cette valeur ajoutée de spécialiste qu’il recherche, ce track-record dans tel ou tel domaine. Ce qui est étonnant c’est la dichotomie qu’il y a entre cette réalité et ce que souhaitent les collaborateurs qui, au contraire, ne veulent pas trop se spécialiser pour « ne pas se fermer de portes ». C’est toujours cette notion d’employabilité qui va pour moi à l’encontre même de tout métier de conseil. Faire du conseil, que l’on soit avocat ou chasseur, c’est s’inscrire dans la durée sur un marché. Le conseil c’est un marathon, pas une succession de sprints. Et j’ai l’impression que les plus jeunes ont peut-être moins cette patience et accepte moins la répétition, pourtant nécessaire à tout apprentissage.
Renalda Harfouche : Au sein d’une entreprise, le juriste est obligé d’être multi-tasks car tous les juristes doivent être capables de se relayer dans tous les dossiers.
Roland Dana : C’est en cela que les deux métiers sont par nature différents et complémentaires. Il est indispensable de renforcer le pont entre les deux métiers. Le juriste davantage multi-tasks, au cœur de la gouvernance de l’entreprise, coopérant avec des avocats apportant leur vision plus « experte » et pragmatique.
Renalda Harfouche : Quand j’ai besoin de répondre à une question spécifique et technique, je vais chercher un spécialiste en cabinet. Il m’est arrivé d’avoir recours aux services d’un avocat en détachement pour une urgence. J’ai été satisfaite du travail, mais il lui manquait la connaissance intrinsèque de l’entreprise. Le management de transition est une autre option.
Xenia Legendre : Le détachement d’un collaborateur chez un client présente plusieurs défis – il faut détacher un « bon », on court un risque qu’il soit recruté par l’entreprise, c’est un coût important pour le cabinet. Nous récupérons bien sûr sa rémunération mais jamais le chiffre d’affaires qu’un collaborateur génère par son travail. C’est donc quelque chose que nous regardons toujours avec beaucoup d’attention. Il faudrait que les élèves avocats fassent leur stage en entreprise.
Xenia Legendre, managing partner, Hogan Lovells
Guillaume Vitrich : Je pense que le détachement est une chance. Celle pour un avocat de connaître l’entreprise – et donc les clients – de l’intérieur. Il ne faut le voir ni comme un coût, ni comme un risque, mais comme une opportunité. Bien sûr, le cabinet prend le risque que le collaborateur soit recruté, mais serait-ce vraiment un échec si tel est le cas ? Les détachements renforcent les liens avec les clients, permettent de comprendre les attentes, les modes de fonctionnement interne. Pour moi c’est un investissement avant d’être un risque.
Xenia Legendre : L’expérience montre que le retour sur investissement de détachement est le plus souvent neutre. En revanche, il faut réfléchir à des détachements virtuels à travers les hotlines dédiées.
Louis Degos : Le détachement est certes un investissement, mais pour le cabinet d’avocat, il ne rapporte pas financièrement. La valorisation des jeunes avocats devient, d’ailleurs plus généralement, problématique. Comment facturer un junior avec deux ans d’expérience ? Certains clients considèrent qu’ils n’ont pas à payer pour le travail du jeune avocat puisque cela fait partie de sa formation. Donc la profession finance exclusivement sur ses deniers la formation initiale et continue des juniors, que l’on ne peut pas valoriser, pour finalement que ceux-ci rejoignent l’entreprise comme salarié !
Philippe Malikian : Pour attirer ou retenir les talents, il me semble que le détachement en entreprise, ou dans un bureau, ou chez un correspondant étranger est un investissement pertinent. J’ai eu la chance d’en bénéficier lorsque j’étais collaborateur et j’en garde un très bon souvenir. J’ai ainsi appris ce qu’attendait un client en termes de pragmatisme des conseils, de maîtrise des budgets, etc.
Louis Degos : Nos échanges concernent en réalité un tiers des avocats français et participent d’une vision de la profession totalement dérégulée. Rappelons qu’au niveau national, le détachement, la mobilité, ne sont pas des sujets. En régions, les professionnels restent sur l’idée « avocat un jour, avocat toujours ». Le détachement est inimaginable pour certains de nos confrères qui revendiquent le secret professionnel, l’indépendance, etc. Ils ne connaissent pas le juriste d’entreprise comme on le connaît en Ile-de-France. Le sujet dont nous parlons porte donc déjà en germe une crise identitaire dans la profession d’avocat.
La crise du Covid, un accélérateur du changement.
Roland Dana : La crise du Covid a d’abord été une catastrophe économique pour la grande majorité des cabinets de petites et moyennes tailles, en particulier dédiés au contentieux. D’un point de vue optimiste, on peut dire qu’elle a accéléré la digitalisation et a conduit à mettre en place des bonnes pratiques qu’il faudrait aujourd’hui pérenniser : la possibilité du télétravail occasionnel, l’organisation dématérialisée, le recours accru aux legaltechs, une relation accrue avec le client… Mais au-delà de ces quelques changements, cette période a placé le droit au cœur des sujets et a affirmé sa place absolument centrale dans la gouvernance des entreprises.
Xenia Legendre : La pandémie a conduit à renforcer les liens avec les clients existants, mais elle a ralenti la création de contacts avec des prospects.
Ian De Bondt : Beaucoup de cabinets étaient clairement en retard en matière de digitalisation et l’année leur a permis d’accélérer leur conduite du changement dans ce domaine, ce qui doit sans aucun doute être appréciable du point de vue de la relation clients.
A contrario, s’agissant des liens entre associés et collaborateurs, cette crise a été le révélateur d’un fossé important. J’ai vu des collaborateurs qui, pendant les deux mois et demi de confinement l’année dernière, n’ont pas parlé avec leur associé. Le lien ne sera pas si simple à recréer.
Renalda Harfouche, general counsel EMEA and lead attorney IP/technology, group legal, Ipsos
Renalda Harfouche : Idem en entreprise entre certains managers et leurs collaborateurs.
Ian De Bondt : Je crains que les collaborateurs qui rêvent d’un monde où chacun travaille dans sa cabane se tirent une balle dans le pied. Opter pour cette voie reviendrait à fortement dévaloriser un métier qui n’a de sens, encore une fois, que dans la proximité, l’empathie et la sensibilité client.
Renalda Harfouche : Le télétravail n’est pas une bonne pratique, selon moi. Il doit être une exception. Le Covid a permis de découvrir les véritables personnalités, les forces et les faiblesses de chaque collaborateur. Et surtout de prendre conscience du niveau de solidarité au sein de nos équipes. Nombre d’entre eux se sont retranchés derrière les préconisations du gouvernement, les aides mises en place, les réglementations internes de l’entreprise.
Le métier perd de sa valeur. Si l’on met de côté la crise sanitaire durant laquelle il fallait bien sûr se protéger, certains jeunes négocient aujourd’hui, dans leur contrat de travail, des jours de télétravail. Mais pourquoi ? La règle doit être le présentiel et le télétravail l’exception.
Louis Degos : C’est peut-être la règle ancienne.
Roland Dana : C’est peut-être l’amorce d’un nouveau modèle économique, moins statutaire, plus entrepreneurial, souple et agile.
Renalda Harfouche : Je n’ai aucun problème à accepter certains jours de télétravail pour fluidifier si besoin, mais je ne veux pas qu’il devienne une règle figée dans le marbre.
Guillaume Vitrich : Le télétravail imposé par la crise a sans doute eu une double vertu. Du côté des cabinets d’affaires il y avait depuis longtemps des politiques timides de télétravail face à une demande assez forte de flexibilité de la part des collaborateurs. Le Covid a finalement permis de convaincre le management des cabinets que l’on pouvait être très productif même en télétravail.
Du côté des avocats, le télétravail poussé à son paroxysme, notamment lors du premier confinement, a révélé le besoin d’un juste équilibre dans la distance. De sorte que beaucoup réclament aujourd’hui de pouvoir revenir au bureau la plus large majorité de leur temps, reconnaissant que la distance fragilise le liant et la créativité au sein des équipes.
Louis Degos : L’éclatement des équipes n’a pas toujours été bénéfique. Il a retiré beaucoup de créativité. Chacun a fait son job dans son coin mais la vision commune, l’initiative de groupe, manque cruellement. Je suis plutôt en faveur du retour au bureau, pour réinsuffler cette idée de projet commun, de vision de l’avenir.
Xenia Legendre : Je suis contre le micro-management donc la décision est prise, chez Hogan Lovells, au niveau de chaque équipe. Aucune règle ne sera donc établie au niveau du bureau et chacun va la gérer en fonction des exigences des dossiers en cours. Mais je partage votre avis, le présentiel permet de donner une certaine posture de travail, la créativité, l’esprit d’équipe, la tenue.
Ian De Bondt, directeur associé, Fed Légal
Philippe Malikian : Chez Delsol Avocats, nous avons posé la question aux collaborateurs et la grande majorité a demandé à revenir au bureau, car des outils de travail limités à un ordinateur portable et l’isolement alourdissent leurs horaires et leur stress.
Sur un autre aspect, ce contexte a permis de mettre en lumière certains soft skills nécessaires au bon fonctionnement et à la performance d’un cabinet d’avocats : les collaborateurs ont pu démontrer leur sens des responsabilités et les associés leur sens du management.
Louis Degos : Avec le télétravail, mon impression est tout de même que ceux qui n’étaient pas les meilleurs performeurs sont devenus encore moins performants, et ceux qui étaient les meilleurs le sont devenus encore plus.
Je reste cependant persuadé que l’on ne reviendra pas au 100 % en présentiel. C’est d’ailleurs révélateur que la question des jours de télétravail soit posée dès l’entretien d’embauche. Laisser le choix aux collaborateurs à ce sujet, c’est bien sûr les responsabiliser. Mais il ne faut pas écarter la problématique des salariés dans les cabinets qui, eux, voudraient aussi un traitement sur-mesure. Uniformiser pour les salariés et laisser à la carte pour les avocats… Ceci risque de poser des problèmes.
La Lettre des Juristes d’Affaires, Janvier 2021