Tendances et défis du recrutement juridique en Europe
Le cabinet DHC organise régulièrement des rencontres « remue-méninges » avec différents acteurs du monde juridique.
L’objectif de ces rencontres est d’échanger sur des sujets d’actualité du domaine juridique afin de stimuler l’innovation et l’intelligence collective.
Cette fois-ci, notre ambition était de réunir des recruteurs juridiques en Europe pour comparer les tendances actuelles dans le recrutement juridique.
Ont ainsi été conviées à cet échange : Pauline Jacquemin Perez , Recruiter Manager chez Vialegis et en charge du marché luxembourgeois ; Nawal Boukhari , Team leader legal chez Kingsley Kingsley & Partners et en charge du marché belge ainsi qu’Ilaria Ciucci , Senior HR consultant chez Flower&Klein – Executive Search & HR Advisory Flower & Klein et en charge du marché italien. Les débats ont été animés par Natacha Constantin, consultante senior au sein du cabinet DHC | headhunters for lawyers et en charge du marché français.
Quelles sont les prévisions du recrutement juridique attendues pour l’année 2024 ?
Ilaria Ciucci en charge du marché italien : Il y aura des changements majeurs en 2024, déjà annoncés à la fin de l’année 2023. Nous assisterons à la création de lawfirm plus grandes par la fusion de boutiques et à de nombreux changements de managing partners qui modifieront totalement le marché juridique italien. Une série d’embauches latérales a permis de mieux comprendre les stratégies et les objectifs de positionnement de certains des plus grands noms du marché italien. Il sera intéressant de comprendre leurs évolutions.
Pauline Jacquemin Perez, en charge du marché luxembourgeois : Il est indéniable que l’année 2023 a été difficile, le marché demeure tendu tant du point de vue des associés que des collaborateurs. Les avocats, en tant que professionnels, ont généralement adopté une approche prudente et ont évité de prendre des risques importants dans un contexte où la croissance semblait incertaine. Cependant, je reste optimiste quant à l’année 2024. On observe un regain de confiance et une volonté renouvelée de poursuivre la croissance malgré les conditions économiques difficiles. Il y a une détermination à progresser malgré les incertitudes. Je suis convaincue que 2024 sera une année prometteuse.
Nawal Boukhari , en charge du marché belge : le marché évolue énormément ; nous observons de nombreux grands cabinets développer d’autres techniques de recrutement en exportant leurs services dans des pays moins chers, comme en Pologne, par exemple. Certains participent à des événements pour rajeunir l’image du cabinet, tandis que d’autres adoptent une approche plus agressive avec des professionnels des ressources humaines ou des partenaires qui chassent directement des collaborateurs chez les cabinets concurrents.
Natacha Constantin , en charge du marché français : En France, nous remarquons que certains domaines devraient être particulièrement dynamiques dans leurs recrutements, tels que le droit fiscal, le restructuring et toujours le corporate.
Pour quelles raisons les candidats changent-ils de cabinet d’avocats ?
Natacha (France) : En tant que recruteurs, nous sommes en première loge pour connaître les motifs de souhait de changer de cabinet mis en avant par les collaborateurs.
Nawal (Belgique) : En analysant nos échanges avec les candidats, nous avons pu constater les éléments de réponses suivants :
Pour les juniors, entre la 1ère et la 3è année : les candidats ont tendance à changer de cabinet pour aller dans une équipe/cabinet plus reconnus ou pour pouvoir augmenter leur rétrocession.
Pour les midlevel, entre 4 et 6 ans : les candidats ont cette fois-ci plutôt tendance à changer de cabinet pour avoir un meilleur équilibre de vie, une atmosphère plus saine de travail, un management qui leur correspondent davantage.
Pour les seniors, à partir de la 7ème année : ce sont clairement les perspectives d’évolution qui vont être prises en compte.
Ilaria (Italie) : Les juniors ont surtout tendance à changer de cabinets pour aller dans des cabinets internationaux où les rétrocessions sont plus élevées qu’en cabinets purement italiens.
Pauline (Luxembourg) : L’une des principales raisons de changement, surtout pour les middle ou senior, survient lorsque les perspectives d’évolution se trouvent limitées ou lorsqu’il y a un changement d’associé au sein d’un cabinet. Du fait de la taille relativement restreinte du marché juridique à Luxembourg, les middle ou les seniors ont souvent une connaissance approfondie des enjeux et des structures internes des cabinets. Cela engendre des discussions enrichissantes qui peuvent les orienter vers des choix plus adaptés à leurs besoins.
Natacha (France) : Les changements de cabinets sont souvent liés à des problèmes de management, concernant les profils midlevel. Bien souvent, « on ne quitte pas un cabinet d’avocat mais un associé ». Pour les seniors, se sont souvent les possibilités d’évolution qui vont être avant tout recherchées. Ce sont donc clairement dans ces directions qu’il faut regarder pour fidéliser les collaborateurs !
En 2023, nous avons toutes constaté une pénurie de candidats, plus ou moins importante selon les domaines du droit, avec notamment beaucoup de départs de la profession pour aller en entreprise. Dans quelles proportions et pour quelles raisons se font ces départs vers l’entreprise ?
Nawal (Belgique) : J’ai constaté, chiffres à l’appui, qu’à partir du niveau midlevel, 60% environ des avocats partent en entreprise. Un élément intéressant résulte dans le fait que les raisons expliquant ces départs en entreprise diffèrent selon le sexe. En effet, les femmes mettent généralement principalement en avant un besoin de work life balance, pour des raisons familiales là où les hommes mettent généralement plus en avant un manque de reconnaissance, ou une frustration liée à un fort investissement en cabinet qui n’a pas été source d’évolution possible.
Ilaria (Italie) : à partir de 5 ans d’expérience, il y a un départ d’environ 50% des avocats vers l’entreprise. Ce départ s’explique essentiellement par la charge de travail très conséquente en cabinet d’avocats. Néanmoins, ce changement n’est pas aisé car cela représente un effort financier important, les salaires en entreprise étant moindres.
Pauline (Luxembourg) : J’ai toujours observé des départs de la profession vers des directions juridiques, à partir de 4/5 ans d’expérience. Au-delà du work life balance qui peut être recherché, ces départs s’expliqueraient également par le fait que les collaborateurs ne se projettent pas forcément vers l’association. Or l’organigramme actuel en cabinet encourage les collaborateurs à viser l’association comme seul objectif professionnel. Ainsi, si un individu ne se sent pas prêt à assumer ce rôle et les concessions qui pourraient en découler, il préfère choisir de quitter l’avocature.
Natacha (France) : Je remarque également des départs fréquents pour l’entreprise, à partir de 4/5 ans d’expérience. Les raisons principales évoquées sont relatives au rythme de travail jugé trop conséquent et difficilement compatible avec une vie de famille. Les directions juridiques sont également plus intéressées que par le passé par les candidatures d’avocats et constituent donc une réelle concurrence aux cabinets (qui peuvent ressembler, sur bien des aspects aux entreprises, sans certains avantages).
Même s’il est vrai que de nombreux départs se font vers l’entreprise, il ne faut pas oublier tous les avocats qui se mettent à leur compte ou qui font de la sous-traitance qui expliquent aussi la pénurie de candidats. Sans parler de ceux qui quittent définitivement le droit…
Quelle proportion de départs de la profession pour aller vers d’autres métiers, hors métiers du droit ?
Nawal (Belgique) : Grâce au nettoyage de printemps de notre CRM que nous avons réalisé en avril dernier, nous avons constaté qu’au cours des deux dernières années, une partie importante des avocats, toutes pratiques confondues, ont quitté leur poste pour aller vers des professions complètement différentes (coaching, journalisme ; j’ai même un candidat qui a ouvert une maison d’hôtes). Cette transition s’observe surtout après leur inscription au barreau, soit entre la troisième et la quatrième année.
Ilaria (Italie): il y a très peu de reconversions professionnelles d’avocats italiens vers d’autres métiers non juridiques.
Pauline (Luxembourg): J’ai observé en 2020, plusieurs départs dans d’autres métiers très éloignés du droit : que ce soit dans la psychologie, le coaching, ou encore le monde viticole. En 2023, cette tendance semble cependant s’être complètement amoindrie.
Natacha (France) : Je remarque de plus en plus de départs vers d’autres métiers, en legal tech notamment, mais aussi en recrutement, business développement pour cabinets, conseil, ou encore des projets tout à fait différents. Les demandes en bilan de compétences des avocats visant à une reconversion sont en constante hausse !
Quelle place pour les nouvelles manières de travailler (télétravail, remote, flex office) ? Est-ce demandé par les candidats et accepté par les associés ? Est-ce un vecteur d’attraction et de fidélisation des candidats ?
Nawal (Belgique) : C’est l’un des points les plus complexes et générationnels, je pense, pour les jeunes avocats. Beaucoup d’entre eux ont fait leurs études en distanciel ou ont commencé dans des cabinets en travaillant énormément en télétravail, et cela est devenu « leur » norme. Ce fut un défi pour de nombreux cabinets de ramener les collaborateurs au bureau.
En parallèle, certains associés m’ont appelée l’année dernière pour connaître les tendances sur le marché concernant le télétravail, mettant en avant le fait que de nombreux seniors et même des associés ont pris l’habitude de travailler de chez eux, laissant les juniors livrés à eux-mêmes. L’efficacité de pouvoir échanger avec quelqu’un de vive voix n’est pas la même que d’échanger par e-mail.
Dernièrement, de nombreuses politiques de télétravail se sont durcies, n’acceptant plus qu’un seul jour par semaine de télétravail, ce qui rebute de nombreux candidats à rejoindre les cabinets ayant cette politique. Il est vrai qu’ils ont autant de mal à s’adapter à ce mode de travail.
Ilaria (Italie) : Du côté des cabinets, peu de choses ont changé, les cabinets d’avocats préfèrent le présentiel. Du côté des candidats, le télétravail est la première question posée. On a l’impression que dans le monde post-pandémie, les priorités des jeunes ont changé, ils étaient un peu « prêts à tout » avant et aujourd’hui ils ne le sont plus.
Pauline (Luxembourg) : Pour la majorité des cabinets, le télétravail et le remote sont acceptés par les cabinets. Bien sûr, il y a des exceptions, mais la tendance générale et la norme penchent en faveur de cette flexibilité. Le télétravail n’est plus considéré comme un moyen d’attirer ou de fidéliser les talents car il est déjà intégré, et, à l’inverse, une politique trop rigide à ce sujet peut susciter un désintérêt pour le cabinet…
Natacha (France) : Beaucoup de cabinets sont toujours en réflexion sur la politique de télétravail à adopter. C’est un juste équilibre. Il est vrai que les candidats sont globalement favorables à de la flexibilité à cet égard, et cela est pris en considération dans leur choix de rejoindre un cabinet plutôt qu’un autre. Du côté des associés, il leur est parfois difficile de trancher entre le fait de créer une cohésion d’équipe et de former les plus juniors ce qui nécessiterait de se voir et d’un autre côté permettre de la flexibilité.
Certains cabinets acceptent que leurs collaborateurs soient en « full remote » et travaillent à distance ; c’est un autre modèle !
Quel challenge principal voyez-vous dans le recrutement juridique actuellement ?
Nawal (Belgique) : Je vois deux points principaux :
Le fait que les avocats soient constamment sollicités par des chasseurs de têtes les met en position de force, et il est difficile de retenir leur attention ou de rattraper une expérience qui s’est mal passée avec un recruteur dans le passé. Je pense qu’il est important d’être le plus honnête et transparent possible avec eux et de ne pas tomber dans le fameux « Je vais vous trouver la parfaite opportunité ». Il est impossible de cocher toutes les cases, mais il est essentiel de leur dire que nous ferons de notre mieux.
Le deuxième point concerne l’approche beaucoup trop agressive et très peu éthique de certains recruteurs anglais, qui érigent parfois des barrières pour les candidats et qui viennent un peu ternir notre image sur le marché.
Ilaria (Italie) : En Italie, nous constatons une diminution du nombre de professionnels intéressés par les opportunités en cabinets d’avocats. Il y a beaucoup de cabinets qui recrutent et peu de candidats. La conséquence est une augmentation du nombre de recherches « impossibles » que les cabinets et/ou les entreprises ne peuvent pas gérer par eux-mêmes en raison du manque de candidats.
Pauline (Luxembourg) : Il y a plusieurs éléments qui rentrent en jeu : une concurrence accrue pour les candidats, lequel des acteurs peuvent attirer pour les meilleurs talents. Les avancées technologiques sont également un challenge, la capacité pour les cabinets et les avocats à intégrer des nouveaux outils. Une tendance, qui va au-delà de la flexibilité du télétravail est l’équilibre entre la vie professionnelle et la vie personnelle, les cabinets doivent être attentifs à ces besoins pour fidéliser les avocats.
Natacha (France) : J’ai l’impression que nous sommes à un moment charnière où il est primordial pour les cabinets d’avocats de s’adapter aux nouvelles tendances pour pouvoir attirer et fidéliser les candidats avant que ceux-ci partent vers d’autres horizons, juridiques ou non. Je dirais donc que le challenge principal va résulter dans la capacité des cabinets à se remettre en question et s’adapter au changement. Sacré challenge !
Les associés des cabinets d’avocats ont-ils revu leur manière de recruter et de manager ces dernières années, face à des demandes nouvelles des candidats ?
Nawal (Belgique) : Nos clients sont très friands de savoir ce qui se fait chez la concurrence, et ce non seulement en termes de salaire, mais aussi en ce qui concerne les aspects du package global. De nombreux cabinets se montrent attentifs au bien-être. Voici quelques initiatives mises en place par certains cabinets qui ont attiré mon attention : coach sportif deux fois par semaine, leasing de vélos, salles de sieste, masseurs, psychologues, formations pour apprendre à poser des limites, et un budget pour aménager l’espace de travail à domicile.
Ce qui m’a surpris parfois, c’est que lorsque je partage ces initiatives avec d’autres responsables des ressources humaines, la plupart me répondent presque tous : « Mais Nawal, on ne peut pas faire ça, on va donner l’impression que nos collaborateurs travaillent trop ! » Alors que souvent, c’est vrai, le worklife balance laisse souvent à désirer. Lorsque la préoccupation pour le bien-être des collaborateurs sera plus importante que l’image qu’ils veulent projeter, je pense que nous observerons une réelle évolution.
Ilaria (Italie) : Certains cabinets d’avocats – en particulier ceux nouvellement créés ou ceux résultant de la fusion de plusieurs cabinets – semblent avoir bien compris les besoins des jeunes et les changements que la pandémie a inévitablement entraîné. D’autres, en revanche, en réaction inverse et après le retour à la normale, ont repris leurs vieilles habitudes et ont dû faire face aux nouveaux « juniors », diplômés après la pandémie, qui ont au contraire des idées et des besoins totalement différents.
Pauline (Luxembourg) : Les cabinets sont de plus en plus attentifs à leur image en tant qu’employeur. Ainsi, les attentes des collaborateurs évoluent, avec une demande croissante de flexibilité dans les horaires et d’un meilleur équilibre entre vie professionnel et vie personnelle ce qui peut sembler incompatible dans la pratique actuelle du métier d’avocat.
Natacha (France) : Face aux difficultés de recruter, de nombreux cabinets d’avocats ont sérieusement réfléchi à leurs process de recrutements mais aussi à la fidélisation des collaborateurs. On observe une prise de conscience de la part de certains associés sur le fait que les collaborateurs n’ont plus les mêmes attentes. Ainsi, certains cabinets ont par exemple créé des Commissions pour réfléchir à ces sujets. Pour autant, cela ne concerne pas tous les associés et encore (trop) peu d’associés se sont formés au management.
Quelle place pour l’Intelligence Artificielle dans les cabinets d’avocats ?
Nawal (Belgique) : Les avocats les utilisent beaucoup aussi pour synthétiser des idées, ou demander le squelette pour constituer un dossier ou encore pour les traductions. Le seul souci, c’est que les données s’arrêtent à 2021, donc il est difficile de s’y fier à 100%.
Ilaria (Italie): L’AI n’en est qu’à ses débuts sur le marché juridique italien. En fait, il y a encore très peu de cabinets d’avocats qui utilisent des outils d’intelligence artificielle, tels que ChatGpt, et la raison principale réside dans le fait que les avocats en Italie sont traditionnellement réticents au changement. Bien que la transformation ne soit pas encore achevée, l’innovation numérique joue aujourd’hui un rôle central et les cabinets d’avocats en sont conscients.
Le défi pour 2024 est d’agir sur plusieurs leviers à travers un processus de gestion du changement qui devrait partir du top management des cabinets d’avocats, en passant par une cartographie des besoins internes et externes de chaque cabinet afin de définir une stratégie technologique ad hoc et d’émettre l’hypothèse d’une introduction dans l’organisation de compétences répondant aux besoins d’une nouvelle industrie en croissance, liée au monde de la technologie et des start-ups, mais aussi aux nouveaux modèles d’affaires et à la digitalisation de la fabrication, des services et de la finance.
Il est demandé aux cabinets d’accompagner la rigueur technique et l’expertise par la maîtrise des technologies (ex. AI, codage, etc.)
Pauline (Luxembourg) : L’intelligence artificielle a sa place et est pleinement intégrée par certains cabinets. Un exemple notable au Luxembourg est celui d’Allen & Overy, qui a mis en œuvre « Harvey », un programme d’IA qu’ils décrivent comme « plus avancé que ChatGPT », au début de 2023. Les premiers retours suggèrent que cette initiative révolutionne effectivement la pratique du métier !
Natacha (France) : Je ne compte plus le nombre de conférences et articles sur le sujet, tant c’est « la » préoccupation du moment. De plus en plus de cabinets se renseignent, se lancent dans des projets innovants et expérimentent. A ce jour, c’est principalement la recherche juridique qui fait l’objet d’utilisation de l’intelligence artificielle mais cela va de plus en plus au-delà. On constate également que l’investissement dans l’IA n’est pas le même selon la taille et les moyens du cabinet.
**Le mot de la fin : ce fut passionnant à bien des égards d’observer que de nombreux défis sont partagés au sein de différents pays en Europe mais que les réponses apportées ne sont pas toujours les mêmes, ce qui peut être source d’inspirations et de réflexion. Merci aux intervenantes d’avoir partagé avec autant de passion leurs pratiques !
Lien de l’article, Février 2024